"En attendant, elle cultive ses vignes, et ses faubourgs envahissent de nouveau les rampes du plateau à l’Ouest et au Sud. On voit encore la souche de son donjon du douzième siècle qui se détache au-dessus des escarpes de la petite citadelle, et les antiquaires aperçoivent sur quelques points de son enceinte des soubassements romains. En fouillant dans les caves des maisons, parfois on trouve des monnaies gallo-romaines, des débris de poteries rouges et noires, du bois carbonisé et même des haches de silex.
Ces témoins de l’antiquité de la cité sont déposés dans un petit musée qui renferme aussi des sculptures provenant de l’abbaye et du château.
Si vous allez à la Roche-Pont, montez sur les restes du donjon. De ce point élevé, la vue, par une belle matinée claire de printemps, est admirable; vers le Sud, elle s’étend jusqu’à la Saône et découvre la petite rivière d’Abonne, serpentant au fond du val à travers les prés et les vergers. Au Nord, le plateau s’élargit couvert de bouquets de bois, et n’est borné que pas les silhouettes bleues des collines de la Haute-Marne. A vos pieds, la ville avec ses remparts semble un vaisseau amarré à l’extrémité d’un promontoire. On songe alors à tous les évènements dont ce petit coin de terre a été le témoin, à ces ruines accumulées par la colère humaine, à ces flots de sang répandu. On croit entendre ces clameurs qui, tant de fois, ont frappé ces murailles…
Cependant la nature est toujours la même, les prés s’ émaillent toujours de fleurs et revêtent d’un manteau charmant les débris entassés par la fureur de l’homme. On se sent alors envahi par un profond sentiment de tristesse, et tout bas on se dit: “A quoi bon? – A quoi bon? réplique aussitôt une voix au fond du coeur… – A quoi bon l’indépendance? A quoi bon l’amour du sol? A quoi bon le souvenir des sacrifices? Ne blasphème pas, philosophie de l’égoïsme; tais-toi devant des siècles de luttes, devant ces couches d’ossements et de débris entassés qui ont fait le sol de la patrie. Dévastée, cette colline n’a jamais été abandonnée par ses habitants; plus elle a subi d’ outrages et plus ses enfants se sont attachés à ses flancs, plus ils tiennent à ce sol tout imprégné du sang de leur aïeux, plus ils ont de haine pour ceux qui prétendraient les détacher de ce tombeau. Cela s’appelle le patriotisme; c’est la seule passion humaine qui puisse être qualifiée de sainte. La guerre fait les nations, la guerre les relève lorsqu’elles s’affaissent sous l’influence des intérêts matériels et des intrigues de partis. La guerre, c’est la lutte et la lutte est partout dans la nature, elle assure la grandeur et la durée au plus instruit, au plus capable, au plus noble, au plus digne de la perpétuité. Or aujourd’hui, plus que jamais, le succès à la guerre et le résultat de l’intelligence et de ce qui développe l’intelligence: le travail.
Le jour où ce qu’on appelle la fraternité entre les peuples deviendrait une réalité, le règne de la barbarie sénile et des hontes de la décadence ne serait pas éloigné.
Devant ce rocher sur lequel plusieurs générations ont combattu pour défendre leur indépendance, pour résister à la force oppressive, pour éloigner l’étranger avide, ce ne sont pas des regrets qu’il faut exprimer, c’est un hommage qu’il faut, le coeur plein de reconnaissance, rendre aux morts. Ils ne demandent pas des pleurs, mais nous convient à les prendre pour modèles."
Viollet-le-Duc, Histoire d'une Forteresse, 1874.
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